VA FAN CULO !

Va fan culo ! C’est ce que je dis. Je le pense, alors je le dis, je le crie même ! J’ouvre les volets, en les claquant bien fort, chacun de son côté, contre le crépi de la façade. Celui de droite claque moins bien, à cause de la glycine, qui a poussé depuis le temps.

Va fan culo ! Après ça je cours à la salle de bains, j’attrape une bassine, je la remplis d’eau froide. Je vise de mon mieux, pas facile, il fait sombre sur la terrasse, je balance la flotte !

Va fan culo ! Ça ne me défoule même pas tiens, d’avoir jailli de mon lit, claqué les volets et jeté l’eau par la fenêtre, tellement j’ai les nerfs à vif ! Il en faudrait plus, j’enrage, je bous ! Va te faire foutre, maledetto ! Ça m’est égal si ça réveille les voisins ; et ce qu’ils en diront demain ça m’est égal aussi. Et le chien qui aboie, et le petit qui pleure maintenant. Et ma fille – sa mère – qui me regardera de travers au petit-déjeuner. Ça fait vingt ans qu’elle me regarde en biais de toute façon, pauvrette.

Je l’ai élevée comme j’ai pu cette chose idiote qui me hait, parce qu’elle croit que, peut-être, son père s’il est mort c’est à cause de moi. La vérité, elle lui aurait apporté plus que mes pauvres mensonges? J’aurais dû le lui dire : il est parti, il s’en fout de toi comme de moi, il va courir le monde, voir si l’herbe est plus verte dans le pré du voisin ? S’il est meilleur son vin ? J’aurais dû le lui dire ? Et qu’il partait pour faire des gosses qui ne lui ressembleraient pas ?

Vingt ans que je supporte les reproches silencieux inscrits sur ce visage, miroir de celui de son père. Elle a suivi toutes les modes et hier encore, gothique, elle portait une croix et c’était la mienne, celle de ma culpabilité qui s’inscrit en lettres invisibles sur ses mini T-shirts, saigne sous ses piercings et suinte de cette face blême qui ne sourit jamais.

Et ça frappe en bas, ça frappe à la porte. Tu peux frapper, ma che miseria, je n’ouvrirai jamais. Installe-toi bien, tu y passeras la nuit devant ma porte dont la peinture verte s’écaille un peu, mais rend si bien en contraste avec les murs ocres. Longtemps elle est restée ouverte, et longtemps la lumière du perron allumée chaque nuit, qu’importe la dépense. Au début la maison, la petite et moi on croyait à ce retour, on imaginait des étreintes, des pleurs, des pardons, des mercis et le soleil sur la Toscane.

Va fan culo ! Un soir, machinalement j’ai donné un tour de clé derrière moi, avant d’entrer dans la cuisine faire le repas du soir. Le chien m’a regardée avec étonnement, ou c’est moi qui l’ai cru, avec mes yeux mouillés… J’ai séché mes larmes. D’ailleurs je me suis desséchée sur pied comme les ceps de notre vigne, ceux qui sans qu’on sache pourquoi, un jour ne donnent plus. J’ai taillé, pulvérisé, arrosé, récolté, rangé, lavé, cuisiné, engrangé ; j’ai marché et couru, avancé quoi.

J’ai mangé mon chagrin, avalé je l’ai ; chien maigre quêtant sa pitance, j’ai rongé en silence mes pattes qui saignaient. J’ai porté l’habit noir des veuves, alors que même ici cela ne se fait plus, j’ai dit qu’il était mort d’un accident de travail, là-haut dans le Nord du pays. Et non je n’ai pas refait ma vie, c’est un luxe ces choses, c’est des histoires de riches et qui se passent ailleurs. Des conneries pour la télé. Parfois à la fête j’ai ri, et laissé l’un ou l’autre me pincer la taille. J’ai eu des copines, des chants, quelques bals où tournoient les jupes, des tentations. Une fois même, une nuit de lune pleine, comme ce soir, sur la margelle du puits, sur le banc de la terrasse… c’est loin tout ça, je n’en veux plus, ça ne m’apporte rien.

J’ai quarante ans ce soir et on frappe à ma porte. J’ai vécu cette scène cent fois ou mille peut-être, j’en ai tant rêvé, à ne plus savoir si c’était éveillée, si c’était en dormant. « J’ai refermé ma porte et j’attends le passé », j’avais écrit un soir sur un papier, quand de ma chambre je voyais les cyprès ployer sous le vent. Leurs cimes bougent aussi ce soir, et la lune est ronde là-haut, même si le jardin est noir. Mais frappe, frappe, je sais qui tu es, je ne t’ouvrirai pas.

Va fan culo ! Moi je suis l’Italienne !!!

À la mémoire du plus beau de tous les Serge…